Je rentrais du travail

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C’était une fin de journée comme les autres, je rentrais du travail. J’avais 25 ans. La jeune femme que j’étais est morte ce jour-là, juste parce qu’un inconnu l’a décidé. La femme que je suis devenue a décidé de se relever et de raconter.

 

 

J’avais 25 ans, toute la vie devant moi, et l’impression de tout avoir pour être heureuse : les amis parfaits, la profession de mes rêves, un petit deux pièces adorable, de l’enthousiasme à revendre. Je ne me trouvais pas jolie, mais j’aimais à la folie être séduisante. J’aimais aussi le chocolat, les heures sous la douche dans un nuage parfumé, bavarder avec ma mère au téléphone, pleurer de rire au moins une fois par jour avec mes amis, aller toute seule au cinéma, regarder les gâteaux dans les vitrines des pâtisseries, les chaussures à talons, manger des pâtes devant des bêtises à la télé, lire. Je me faisais du souci pour un peu tout, mais pas pour l’essentiel. Il y a une chose dont je ne doutais jamais : j’avais une très longue vie devant moi pour apprendre, pour savoir, pour m’amuser, pour aimer.

Ce jour-là je rentrais du travail, en métro, fatiguée, heureuse, la tête dans les nuages, comme tous les jours. Comme tous les jours, enfin, tous les jours avec motivation, il m’a semblé très important de ne pas prendre l’ascenseur, pour faire un peu de sport et gravir les cent et quelques marches qui séparaient le quai du métro de la surface de la butte Montmartre.
J’étais un peu rêveuse, absorbée par la lecture exhaustive de toutes les affiches, qui me fournissaient un prétexte pour monter plus lentement.
Une jeune fille me dépasse d’un pas sautillant, montant les marches 2 à 2, et je souris en comparant nos exploits sportifs, je me moque de moi-même.

Et là le monde s’écroule d’un coup. Quelque chose derrière moi saisit mon bras, me retourne, et me jette sur les marches avec une violence que je ne peux qualifier.
Moi la bavarde, je n’ai pas de mot pour ça.
Et après, je me souviens de tout ce que j’ai senti et pensé, mais de rien d’autre. Ce sont les policiers qui me raconteront ce qui s’est passé au-delà de mon cerveau, de mes nerfs, de mes larmes, de ma douleur. Moi, à ce moment sans durée, je sais juste que j’ai mal, et que je suis saturée de violence, on me tue, ça y est, c’est sûr, c’est fini. J’essaie de hurler mais le cri reste coincé dans la gorge, j’essaie de me débattre mais mes membres sont paralysés, je me dis « c’est exactement comme dans les cauchemars, exactement ». Je suis terrifiée et calme à la fois. Résignée et triste, je pleure sur ma vie volée. Je regarde fixement, obstinément, par-dessus son épaule un arrière-plan flou que je pense être ma dernière image et je me dis « ce n’est pas juste, je voulais vivre, et là je n’ai encore rien fait. Je croyais que j’avais tout, mais non, en fait je voulais aimer et avoir des enfants. Je ne veux pas mourir ». Et là, le cri sort de ma gorge, une voix que je ne reconnais pas, animale, déchirée, assourdissante.
Il se fige, surpris, et s’enfuit sur le quai, tandis que je remonte les marches dans un état second, avec l’idée fixe de tenir mes vêtements sur mon corps. Une jeune femme court à ma rencontre et m’aide, je ne comprends pas ce qu’elle me dit. Elle me soutient jusqu’au guichet ou je regarde effarée des visages penchés sur moi, où je lis une empathie qui me fait peur, comme un miroir tendu où l’on ne se reconnaîtrait pas. La sécurité de la RATP me prend en charge. C’est un fantôme qui traverse Paris. Ce n’est que des heures plus tard, au commissariat, que je comprends que non, en fait, je ne suis pas morte.

Alors je m’accroche à toute l’humanité qui m’entoure. Je me concentre sur tout sauf sur moi. J’observe avec curiosité les locaux vétustes et pittoresques de l’Hôtel-Dieu, je suis toute étonnée, contente en fait, de découvrir les commissariats souterrains des métros, je m’intéresse avec avidité à tout ce que je découvre « et qu’on ne voit que dans les films »,
glaces sans tain, tapissage, fichiers de délinquants sexuels. On pourrait vraiment croire que je vais bien. Mais le mur sans fin de visages que je découvre me donne mon premier moment de vertige. Il y en aura d’autres, notamment dans le métro que je reprends le lendemain pour aller travailler « comme si de rien n’était », énergique, coquette, stressée d’arriver en retard, comme s’il ne s’était rien passé. Mais voilà, je crois le reconnaître partout. Et effectivement, quelques jours plus tard, on me révèle que le signalement que j’ai tenté de donner le jour de la plainte a gommé tout son visage. J’ai oublié qu’il avait des lunettes et une moustache… En fait, je suis incapable de retrouver cela dans ma mémoire. Le médecin légiste m’a expliqué que j’avais vécu un « état de sidération », une manière pour l’esprit de se protéger. J’ai alors eu besoin, pour ne plus avoir peur de tout le monde, d’affronter ce que me cachait ma mémoire. J’ai demandé à voir les saisies d’écran de la vidéo surveillance qui montraient son visage. Lui qui s’approche de moi. Lui qui s’en va que le quai. Monsieur tout le monde. Je serais même incapable de le reconnaître dans la foule tant il est banal.

S’en suit une période d’hyper-activité qui fait l’admiration de mon entourage, et qui est fait un déni forcené, discipliné. Je m’étourdis, je force ma vie, je refuse la douleur.
Et pourtant elle me rattrape, aux moments les plus inattendus. Lorsqu’un ami arrivé en retard à un rendez-vous me saisit par la taille brusquement derrière moi, et que je manque de m’évanouir, par exemple.
Puis lorsque je tombe gravement malade, sans raison. Mon corps ne veut pas oublier.
Ou encore quand un an plus tard, enceinte, je rêve que je brave mon agresseur en lui disant, « tu vois, tu ne m’as rien pris. Tu n’es pas arrivé à me tuer ».
Et puis tous les jours en fait, pendant 8 ans de mariage avec un homme violent. Ma capacité à encaisser les humiliations montrait les séquelles de celle qui croyait un peu les mériter.

Quelque chose de grave s’est abattu sur ma vie, et a eu de nombreuses conséquences, malgré toute l’énergie que j’ai dépensé à le refuser.
Mais je ne suis pas ma blessure.
Et ça n’a pas été si facile de le comprendre.
Ce qui m’a peu à peu redonné le sentiment que je valais quelque chose, ça a été tout d’abord l’attention et la sollicitude de la police et des médecins. J’avais besoin qu’on me dise
que c’était grave et inadmissible, et que je valais le temps, les compétences et l’énergie qu’on déployait pour me défendre et me soigner.
Avec mon entourage, cela a été moins évident, car j’ai longtemps minimisé ce que je leur racontais. J’avais l’impression que ça ne deviendrait réel que si je disais tout et j’ai aussi mis
du temps à accepter d’être bouleversée. Quand on n’a pas pu se défendre, on livre des batailles dérisoires, comme refuser de pleurer : « même pas mal, même pas morte ». Pendant
un court moment, c’est une bonne stratégie de survie. Mais la résilience est un chemin que l’on ne peut parcourir les dents serrées et les yeux fermés. Ce sont mes amis qui m’ont
donné de droit de répondre « non » quand on me demandait « ça va ? ». Enfin, c’est en continuant à être là pour les autres, comme avant, dans mon travail et dans ma
vie que j’ai repris confiance en moi. Donner nous répare.

J’ai su que j’étais sauvée, et qu’un jour et serai complètement réparée, quand j’ai mis au monde mon premier enfant. Même la douleur de l’accouchement m’a soignée. Cette souffrance lavait l’autre. Celle-ci était pour la vie, l’amour, la beauté, et c’est de moi que ce miracle sortait. A présent, je pouvais m’aimer. J’avais le droit.
« Il » avait eu tort : je n’étais pas un objet méprisable. J’étais forte, humaine, aimante, courageuse, respectable sans condition. Alors oui, il avait eu tort, et rien n’expliquerait jamais son geste. Ni mon sexe, ni mes vêtements ce jour-là, ni ma démarche, ni mon « imprudence » de monter un escalier désert. Ce n’était pas de ma faute. Et méritais l’amour.
Rien d’autre.
En fait, mes enfants, à chaque naissance, m’ont remise au monde.

Aujourd’hui, je suis la même mangeuse de chocolat, fille à fous rires et larmes faciles, solitaire dans les salles obscures, fusionnelle en amitié, passant une moitié de sa vie dans la salle de bains à respirer l’odeur de la crème et de la poudre, tourmentée par de précieuses futilités de « rouge à lèvres or not rouge à lèvres », lectrice passionnée mais lente, très lente, distraite à la première occasion, bavarde, gourmande, mais plus optimiste encore qu’à 25 ans, beaucoup plus jolie, amoureuse de la vie, amoureuse tout court.
Vivante.

 

A noter : si vous avez vous aussi envie de témoigner contactez nous