Trop sale

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Soa Ny AïnaOn parle parfois des violeurs d’enfants, mais plus rarement de ces enfants parvenus à l’âge adulte. Peut-être parce que beaucoup n’y arrivent jamais. Moi, bloquée dans cette période de ma naissance à mes 7 ans, où ma mère jouait avec mon corps des jeux interdits par la loi, le triturait, le fouillait, le pillait. Bloquée dans cette période d’avant mes 18 ans, où je me demandais chaque jour ce qu’inventeraient mes parents pour me piétiner.

 

 

 

Aujourd’hui la parole est un dessin enrichi de mots.


Soa Ny Aïna

 

Soa Ny Aïna

 

On parle parfois des violeurs d’enfants, mais plus rarement de ces enfants parvenus à l’âge adulte. Peut-être parce que beaucoup n’y arrivent jamais. Moi, bloquée dans cette période de ma naissance à mes 7 ans, où ma mère jouait avec mon corps des jeux interdits par la loi, le triturait, le fouillait, le pillait. Bloquée dans cette période d’avant mes 18 ans, où je me demandais chaque jour ce qu’inventeraient mes parents pour me piétiner. Il y a ce qu’elle a fait subir à mon corps, les attouchements, les désinfections, les intrusions dans mon corps avec des objets, les toilettes poussées toujours plus poussées jambes écartées sur la couverture de mon petit lit de gamine de grande section, les gémissements étouffés quand elle se collait à moi jusqu’à ce qu’adolescente je lui interdise de m’approcher. Et il y a ce qu’ils ont fait subir à mon esprit, minute après minute, humiliation après humiliation, violence après violence. Animal de laboratoire, poupée qu’on peut casser et réparer indéfiniment.

 

Lever, laver, habiller, nourrir ce corps. Paraît-il que c’est nécessaire. Je marche dans la rue et les gens ne voient pas que c’est parfois une morte-vivante qui marche. Je parle, les autres ont l’air de me comprendre, c’est étonnant avec autant de petits morceaux de moi éparpillés qui parlent. Il y a des jours où tout se tait sauf la blessure, qui saigne en ricanant.

 

Je me bats depuis l’âge, trois ans et demi, où j’ai été capable de dire non pour la première fois. Je me bats à chaque ligne lue, à chaque parole prononcée. Je me bats dans les cabinets de psychiatres, en lisant, en discutant, en priant, en ne laissant passer aucune occasion de donner et recevoir de la bonté. Je me bats contre la croûte de souvenirs qui recouvre la vie. Contre la terreur qui coupe ma respiration le matin au réveil et m’impose son rythme comme si j’étais un pantin. La couette à repousser, une épreuve. Les pieds à poser sur le sol, une épreuve. Les vêtements à enfiler, une épreuve. La porte d’entrée à franchir, une épreuve. Chaque journée, chaque nuit, un interminable saut d’obstacles. Des heures à tourner en rond avant le moindre geste. Des heures à attendre l’extrême limite avant de manger, de boire, d’aller aux toilettes, de dormir. Des jours passés sans bouger à essayer d’oublier la lumière qui tourne. Comment font ces gens pour marcher dans la rue comme si chaque pas était une évidence ? Paraît-il que je veux vivre, que je mérite de vivre.

 

On s’habitue à tout, vraiment à tout. La violence c’était devenu mon vêtement. Il y avait deux personnes, au moins deux, moi qui criais sans fin dans ma tête et moi qui ne sentais plus rien. Elles sont toujours là. Elles ne se parlent pas. Je ne leur parle pas non plus. On s’ignore elles et moi. Les gens disent « les enfants violés, les enfants maltraités », mais ils ne savent pas que le viol et la maltraitance continuent leur travail même quand tu es seule, même quand les criminels sont loin, ou morts. Longtemps j’ai détruit tout ce qui ressemblait à une relation intime. Quand un homme posait la main sur moi je me fermais et je m’étouffais dans les larmes et l’envie de gerber. Les marques de bienveillance du quotidien, je m’en méfiais. Je mettais ma confiance dans des personnes autoritaires et perverses, auprès desquelles je me sentais en sécurité parce qu’elles me rappelaient le climat dans lequel j’ai grandi.

 

Je parle au passé. C’est en partie du passé. C’est bientôt la fin de mon texte, il faut un happy end. Pour vous. Surtout pour moi. Même quand je n’y crois plus, je veux y croire encore. Je teste des tactiques de vie et m’accroche au sourire de mes amis. Je fuis encore les liens trop proches, mais je bosse pour faire confiance aux autres et à moi-même. Longtemps je suis restée persuadée que je ne pourrais jamais être mère. Désormais, je sais que j’en serai capable un jour. Peut-être que je ne connaîtrai jamais de victoire définitive, et en même temps chaque jour en est une. Même dans les pires moments, je suis heureuse d’être en vie. Chacune de mes respirations est celle d’une femme digne.